
Pendant longtemps j’ai ressenti une forme de gêne lorsque je chantais des Mantra. Probablement parce que je n’aime pas ma voix, mais au fond je crois que j’étais davantage gênée de ne pas savoir exactement ce que je chantais. Et puis, il y avait aussi ce sentiment d’imposture lorsque les chants invoquaient des divinités auxquelles je ne croyais pas. Qui pourrait prendre au sérieux des dieux aussi loufoques et pittoresques que ceux du panthéon Hindou ? Je les trouvais plutôt amusants tous ces dieux et ces déesses avec leurs avatars, leurs histoires d’amour et leurs aventures invraisemblables… mais mon un amusement était, je dois le reconnaître, un brin condescendant.
Le yoga nous apprend à regarder en nous-même et à observer nos actions, nos réactions, nos pensées…. Il nous apprend aussi à nous défaire des conditionnements qui s’inscrivent dans notre esprit et dans notre corps bien malgré nous. Grâce à la pratique et aux enseignements que j’ai reçus ces dernières années, mes barrières mentales sont devenues plus poreuses et certains de mes préjugés ont fini par tomber. Ça n’est que très récemment que j’ai pu accéder, accepter et intimement intégrer l’idée que ces dieux, que je trouvais si hauts en couleurs, symbolisent en réalité des qualités ou des tendances présentes en moi-même. En les invoquant, nous créons une connexion et nouons une relation avec ces qualités intérieures.
La totalité du panthéon dessine, en définitive, le tableau de notre propre vie intérieure. Dans Mythes et dieux de l’Inde[1], Alain Danielou l’exprime ainsi : « Les mondes célestes et infernaux existent seulement dans la mesure où ils sont présents dans un esprit qui les perçoit… Notre perception du monde extérieur n’est que la projection de notre monde intérieur. »
Ce monde extérieur nous captive. Et parce que tous nos moyens de perception sont orientés vers l’extérieur, nous sommes donc naturellement attirés par les formes, les sons et les objets…
parāñci khāni vyatṛṇatsvayambhūstasmātparāṅpaśyati nāntarātman |
kaściddhīraḥ pratyagātmānamaikṣadāvṛttacakśuramṛtatvamicchan || 1 ||[2]
Kaṭha Upaniṣad, Adhyāya II, Valli I
Vers l’extérieur le (dieu) né de lui-même a percé les ouvertures (du corps) : c’est pourquoi l’on voit vers l’extérieur, non vers soi. Un certain sage qui cherchait l’immortalité a regardé au-dedans de soi, les yeux révulsés.
Traduction Louis RENOU [3]
Le Seigneur suprême, qui est Son propre support d’existence, a condamné les organes des sens à se tourner vers le monde extérieur. Aussi l’humain perçoit-il uniquement les objets qui lui sont extérieurs, mais non son Soi intérieur. Seul le sage, dont le regard s’est détourné du monde extérieur, et qui est en quête d’immortalité, contemple le Soi intérieur.
Traduction Martine BUTTEX [4]
Pour le Yogi, la libération consiste à vaincre les artifices de la puissance créatrice qu’est la Nature. La Nature « Prakṛti » est le principe causal, la matrice qui manifeste les mondes animé et inanimé. Ce processus de manifestation se produit à travers diverses combinaisons de trois qualités ou tendances que l’on appelle les Guṇa.Le mot Guṇa signifie littéralement « partie d’un tout », « un des filaments formant une corde » ou encore « qualité » :
> Sattva est la tendance centripète qui créé de la cohésion. Celle qui assemble, concentre, agglomère, soutien et préserve. Sur le plan mental Sattva est la lumière qui éclaire l’esprit, l’intelligence. Cette tendance préservatrice est personnifiée dans le dieu Viṣṇu, l’immanent de la Trimūrti (Trinité) Hindou
> Tamas est la tendance centrifuge. Celle qui disperse, dissout, annihile et détruit. Sur le plan mental Tamas est la lourdeur, l’inertie, l’obscurité. Cette tendance destructrice est personnifiée dans le dieu Śiva, le destructeur des mondes, Seigneur-du-Sommeil qui incarne l’obscurité, l’abîme dans lequel toute activité se dissout. Śiva est le Progéniture, le transcendant.
> Rajas est la tendance orbitative et active qui est l’origine du mouvement et de l’action. Elle naît de l’équilibre entre Sattva et Tamas. Sur le plan mental Rajas est l’agitation, la passion, l’action. Elle est personnifiée dans le Créateur Brahmā, l’Être-immense qui construit l’Univers.

Pour se maintenir et continuer d’exister, la Nature a besoin de nous ramener en son pouvoir en nous maintenant sous l’emprise des Guṇa. Au Yogi qui cherche à lui échapper, elle offre de nouveaux défis et de nouvelles tentations tel qu’en témoigne ce passage de la Bhagavadgītā dans lequel Kṛṣṇa s’adresse à Arjuna :
tatra sattvaḿ nirmalatvātprakāśakamanāmayam |
sukha-sańgena badhnāti jñānasańgena cānagha || 6 ||
rajo rāgātmakaḿ viddhi tṛṣṇā-sańga-samudbhavam |
tannibadhnāti kaunteya karma-sańgena dehinam || 7 ||
tamastvajñānajaḿ viddhi mohanaḿ sarva-dehinām |
pramādālasya-nidrābhistannibadhnāti bhārata || 8 ||
Bhagavadgītā, Chant 14, 6-8 [5]
Le lumineux « sattva », en raison de sa pureté, dispense lumière et bien-être.
Il induit la conscience à s’investir dans le bonheur ou la connaissance, Ô très pur. || 6 ||
Sache que le passionnel « Rajas » n’est que désir ; la convoitise et la jouissance naissent de lui.
Il pousse la conscience à s’investir dans l’action. || 7 ||
Quant au ténébreux « Tamas », apprend que c’est lui qui est responsable de l’ignorance
et de l’illusion qu’éprouvent toutes les consciences,
et qu’il les entraîne par la négligence, la paresse et le sommeil. || 8 ||
Les Guṇa sont engagées dans un processus de transformation permanent et c’est à travers ces transformations que nous percevons et expérimentons le monde. L’expérience mystique se produit justement lorsqu’on parvient à percevoir toutes les expériences comme résultant de l’action des Guṇa sur les Guṇa. C’est-à-dire observer le cours de la vie comme un processus naturel de changement sans identification au résultat, quelle que soit sa nature.
Pour apprendre à observer l’action des Guṇa dans ma pratique et plus généralement dans ma vie, je m’appuie volontiers sur leurs personnifications divines. Elles sont à la fois un support et un moyen de distanciation. Śiva, Viṣṇu, et Brahmā sont pour moi des intermédiaires ou des interprètes qui m’aident à mieux voir en moi et donc à mieux voir le monde.